Le 21 février 2019, le blog Al Kanz, spécialisé en économie islamique et actualités autour des musulmans, publie un article sur son site web, félicitant l’enseigne Decathlon pour la sortie sur son site français d’un “hijab de running”, couvre-chef à destination des femmes musulmanes désirant faire du sport. Les jours suivants, une polémique éclate et touche rapidement la sphère politique. La crise devient incontrôlable jusqu’au retrait par l’enseigne du produit.
Retour sur une gestion de crise aux origines multiples et conséquences incertaines.
Aux origines de la crise
Le « Hijab de running »
Le groupe Decathlon, détenu par la famille Mulliez (notamment propriétaire de Auchan, Leroy Merlin et Kiabi), est en 2018 la seconde enseigne préférée des Français, (d’après COC&C), Decathlon jouit d’une belle image due autant à ses prix attractifs qu’à la diversité de ses produits. L’enseigne, présente dans 39 pays, se lance en début d’année dans la commercialisation d’un nouveau produit au Maroc : le hijab de course[1]. Ce produit, victime de son succès, est bientôt en rupture de stocks.
L’intérêt pour le voile de course n’est pas récent dans les pays Occidentaux. Le marché sportif aux Pays-Bas est un des premiers à vendre une gamme d’articles pour femmes musulmanes en 2001. Le hijab de running acquiert une visibilité internationale en fin d’année 2018, lorsque Nike lance sa campagne publicitaire au Superbowl[2]. Le 21 février 2019, Decathlon lance son produit en France. Les réactions ne tardent pas. Après des commentaires isolés dont la gravité est limitée, un article de la Dépêche du Midi[3] publié le 24 février met le feu aux poudres en plagiant l’article du blog Al-Kanz. Une crise exceptionnelle par son ampleur démarre alors depuis les réseaux sociaux.
Une crise née des réseaux sociaux
La crise du hijab de Decathlon n’est pas exceptionnelle dans sa forme ; elle se replace parmi les crises digitales du XXIème siècle sur des questions identitaires comme celle de Quick et de ses restaurants halal en 2010. Pourtant, cette crise se propage très rapidement sur les réseaux sociaux. Tissant sa toile autour de Twitter, ce nouveau produit devient un sujet polémique. En 2017, Sophie Licari – consultante en communication stratégique – proposait un nouveau classement des sujets critiques du digital : en tête, les discriminations ethniques ou nationales, qui dépassent encore de loin les autres types de discriminations.
Quelques éléments sont à noter dans la montée en puissance de cette crise :
Au niveau macroscopique, c’est un sujet d’actualité, en rapport avec une identité religieuse, qui est tout d’abord récupéré en politique. Les médias s’en emparent par la suite et étendent le phénomène ;
Au niveau microscopique, une étude des commentaires des réseaux sociaux permet de constater que ceux-ci sont tout d’abord hétérogènes. Certains apprécient, d’autres dénoncent l’action de Decathlon. Au fur et à mesure, via un nombre de plus en plus important de commentaires négatifs, le discours s’uniformise : les supporters se taisent ou se convertissent en détracteurs face à l’agressivité présente. Il ne reste enfin qu’un mouvement dévastateur, produisant plus de 510 000 tweets en 4 jours.
Les principaux détracteurs et initiateurs des violences sont des acteurs politiques, utilisant la vente de ces accessoires à des fins de récupération politique.
Une hyperpolitisation crisogène
Dans la crise du hijab de running, un phénomène de para-crise apparaît rapidement. Les politiques s’emparent du sujet pour parler de la laïcité, du terrorisme et enfin du droit des femmes, à quelques jours de l’International Women’s Day. Decathlon est surpris de cette reprise politique de l’affaire. En effet, après les premières publications pré-crise des mouvements identitaires et d’extrême droite, le parti Les Républicains réagit le 24 février avec un tweet de Lydia Guirous, Porte-Parole du parti :
Le phénomène observé est sans appel : les médias traditionnels font se succéder des responsables de partis politiques, des députés La République en Marche et enfin des membres du gouvernement comme la Ministre de la Santé, Agnès Buzyn, sur RTL[4]. L’hyperpolitisation de la vie quotidienne, multiplie les facteurs crisogènes et ajoute une dimension supplémentaire à la cartographie des risques potentiels d’une campagne marketing comme celle-ci
Une communication de crise qui manque de cohérence
Lors de cette crise, trois phases correspondant aux revirements de l’enseigne Decathlon se dégagent :
La première réponse de Decathlon à la polémique opère par la voix de Xavier Rivoire (Directeur de la communication du groupe), le lundi 25 février au matin, qui explique au Figaro, que le hijab de la marque Kalenji n’était pas censé être proposé à la vente en France pour le moment. Il plaide l’erreur pour sa mise en vente sur le site de la marque. Néanmoins, dans l’après-midi, l’enseigne décide « de mettre à disposition cet accessoire de running dans les magasins qui le demanderont » en France, avant la fin du mois de mars. Il est précisé que la décision a été prise à la suite de « plusieurs échanges qui ont eu lieu au sein de Decathlon ». Cette contradiction entre Xavier Rivoire et la décision finale de l’enseigne traduit un manque de constance dans la communication de Decathlon. A noter qu’à ce moment, l’intensité de la crise est telle que le revirement de position passe inaperçu dans l’opinion.
Decathlon France décide alors de rester sur ses positions, ouvrant le moment paroxystique de la crise. La pression sur l’enseigne est forte, notamment sur les réseaux sociaux où les réactions se multiplient, ainsi que les prises de contact avec les Community Managers.
Le fait marquant de cette phase est le rôle de Yann, Community Manager de Decathlon sur Twitter, qui répond à un grand nombre de messages. En communication de crise, cette démarche est risquée, car elle peut conduire à personnaliser excessivement la crise, donner l’impression d’un tâtonnement dans les positions, et brouiller le message de la marque si un socle minimal d’éléments de langage n’est pas respecté. Incarner la réponse peut aussi avoir un effet positif. En l’espèce, Yann a bien su adapter ses réponses. La personnalisation, ainsi que l’empathie, sont deux éléments essentiels d’une communication de crise. L’effet “brouillage” de la voix de la marque a été amorti par un story telling fondé sur l’accessibilité de sport à tous, conformément aux valeurs de la marque. Par ailleurs, Yann a adopté la posture du public qui ne comprend pas où est l’élément polémique, ce qui explique peut-être pourquoi son action a été saluée et la marque semble bien résister au bad buzz pour le moment :
Néanmoins, le nombre de sollicitations, et parfois d’agressions, oblige Decathlon à réagir sur les réseaux sociaux. Ce message, publié à 16h22 le 26 février, reprend la ligne de défense établie par la marque :
A peine 4 heures plus tard, ce qui témoigne de la rapidité d’évolution de la situation, Decathlon annonce “suspend[re] son projet de commercialisation de son hijab” :
Le verbe “suspendre” est ambigu. Le maintien de la décision, puis ce nouveau revirement, montre que la direction de Decathlon est dépassée par la situation. En tout état de cause, le recul de Decathlon ruine son argumentaire fondé sur l’accessibilité du sport à tous, et met en porte-à-faux ses communicants. Pour autant, la sortie de crise de la marque n’est pas un échec total. La suspension est justifiée par la volonté de protéger les salariés, mettant ainsi à contribution la réputation “responsable” de l’entreprise. Enfin, Decathlon gère plutôt bien la post-crise : l’enseigne tente de laisser une bonne impression en montrant qu’elle en a tiré les leçons.
Les leçons d’une crise numérique
Le premier enseignement de la crise concerne le choix du bon timing. Comme le rappelle Xavier Rivoire dans la Voix du Nord, « Suspend[re] ne signifie pas renonc[er] même si nous devons avouer notre maladresse dans l’annonce du produit dans le timing actuel en France ». Le choix de Decathlon de mettre en vente son couvre-chef en France alors que le climat social est délétère et que l’opinion est déjà très divisée s’avère risqué, mais ici on a vu qu’il intervient en début de polémique et sans être l’objet d’une réflexion stratégique. On a ici un enseignement qui renvoie à la définition même de la crise : le moment clé de décision, qu’il faut savoir identifier. Une veille constante de son environnement permet à une organisation de ne pas rester dans son « entre-soi » et de comprendre le contexte dans lequel elle évolue. Commercialisé au moment des Jeux Olympiques, ce produit n’aurait peut-être pas eu le même retentissement.
Le second enseignement est celui de la dénomination de l’article vendu par Decathlon. Aurait-il été possible de préserver l’enseigne d’une crise de cette nature en adoptant une appellation différente que « hijab de running » ?
Le troisième enseignement renvoie au danger de la personnalisation excessive d’une crise. Répondre massivement comme l’a fait Decathlon peut être une stratégie, à condition que chaque message personnalisé reprenne des éléments de langages préalablement définis.
Un dernier enseignement vient synthétiser les trois autres : celui de la nécessité d’une stratégie globale efficace. Il s’agit d’éviter, notamment, les changements discursifs réguliers qui font perdre en crédibilité et qui brouillent les messages. Cette stratégie doit prévoir des messages empathiques, qui prennent en compte l’impact émotionnel ; elle doit également reprendre les antécédents éventuels et en tirer les leçons. Enfin, si la crise se propage sur un réseau social, il est primordial pour une organisation de ne pas l’étendre via une communication sur d’autres réseaux.
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